« or et bournonite »

Source : ici

Paraphrasant ce qu'écrivait Claudel au sujet des poèmes, on pourrait dire que les phrases « se font à peu près comme les canons. On prend un trou et on met quelque chose autour. »

Le autour, ça va, mais le trou, qu'est-ce qu'on en fait? Deux possibilités. On le bouche et on colmate la phrase, plaque au plâtre, etc. Ou bien on le laisse béant ; alors il peut nous arriver ce qui est advenu à Thalès qui, à force d'étudier le ciel, même en marchant, est tombé dans un trou du chemin. La servante Thrace qui l'accompagnait, partant d'un éclat de rire qui depuis l'antique Milet sur les côtes d'Asie Mineure résonne encore à nos oreilles, apostropha le premier philosophe : « Tu ne cesses d'étudier le ciel et tu n'es pas même capable d'apercevoir le trou qui s'ouvre à tes pieds et dans lequel tu es tout près de t'engloutir. »

Ni béant, ni obturé, je propose une tierce voie : entrouvert. On aérerait la phrase qui, ni repue ni affamée, se trouverait avec, toujours en arrière-plan, une petite faim qui la tarauderait.

Quand je plonge, en apnée, dans un dictionnaire... il me faut avoir du souffle. Car, contre l'avis médical, j'y reste plus qu'il n'est raisonnable, à folâtrer, toujours ébloui par la richesse inaccessible aux nageurs de surface. Forcé de remonter — sans prendre garde aux nécessaires paliers de décompression — et jaillissant hors d'haleine dans l'écume, les esprits en proie au mal des profondeurs, sempiternellement je me dis : les mots, c'est comme les neurones, je n'en utilise qu'une infime partie !

Au cours de l'une de ces plongées, j'apprends que nomenclateur est le nom de l'esclave attaché à un Romain à qui il doit nommer les citoyens dont il est utile de signaler ou de rappeler le nom. Les citoyens qui comptent, quoi. Cocasse que de demander à des individus rejetés hors de toute hiérarchie, de désigner à leur maître les citoyens juchés au sommet de celle-ci. Et le dictionnaire d'ajouter :
« le nomenclateur est indispensable au candidat qui brigue un mandat ».

Un mot (re)pêché et voilà ma vision de la vie politique transfigurée. Dès que j'entrevois un Romain d'antan ou un Gaulois de maintenant briguant un mandat, une question m'enflamme : qui est son esclave nomenclateur ? Qui, celui de Chirac ? Qui, naguère, celui de Jospin ? Mais je ne peux non plus m'empêcher de m'interroger, toute fierté bue, passerais-je aux côtés du briguant, le nomenclateur citerait-il mon nom ?

Moi, j'ai des questions à poser aux mots. Est-ce qu'un long mot est chargé de plus de sens qu'un mot court ? Au moins dans les nombres, écrits en numération décimale — c'est clair : les nombres les plus longs sont les nombres les plus grands, ceux qui valent le plus. Rien de tel dans la langue où, pour exemple pris dans les minéraux, « or » a bien plus de valeur que
« bournonite » !

Et puis, il y a les mots d'une lettre. Je les trouve gonflés. Voilà certaines lettres qui, non contentes d'être les briques, les éléments, la matière première des mots, s'offrent le luxe d'être un mot à elles toutes seules ! Des voyelles, bien sûr, et il n'y en a que deux, « a » et « y », mais quand même. Alors que dans les nombres, pas de passe-droits. Tous les chiffres sont des nombres, de 0 à 9. On n'est pas là pour parler des chiffres, mais du... ...dictionnaire. On en a de la chance de pouvoir ranger les mots dans un ordre total (i.e. quels que soient deux mots écrits dans le même alphabet, il y en a un qui est forcément avant l'autre : l'ordre alphabétique !). Les Chinois, les Égyptiens de l'Antiquité, les Akkadiens, n'ont pas (eu) cette aubaine. Ce qui d'ailleurs ne les a pas empêchés d'écrire. Quant aux Sumériens — le comble— non seulement, ils ont écrit, mais ils ont inventé l'écriture. Alors, un peu d'humilité.

Revenons à l'ordre. Parfois un mot a plusieurs sens. Pas de problème, il reste à sa place et se fait homonyme. Sauf que, sauf que, il va falloir ranger — localement — les sens. Suivant quel ordre, s'il vous plaît ?

Puis il y a les mots — différents — qui ont le même sens. Les synonymes, le dictionnaire s'en fout. Ils se postent là où l'étymologie et bien d'autres principes les fixent. Ils forment des « arcs de sens » jetés au-dessus des mots placés entre eux. Ainsi, de synonyme en synonyme, on crée des ponts aux piliers multiples reliés par des arcs sémantiques aux courbures diverses dont l'architecture ferait rêver les maîtres de l'art de la construction.

Et les sons, la phonétique ? Le dictionnaire n'en a cure. Bon à l'écrit, nul à l'oral. Et cette fixation qu'il fait sur l'orthographe ! Sans elle, certes, pour lui pas de rangement. Mais qu'est-ce qu'il est tatillon. Je trouve même que là est sa plus terrible affliction. Si l'on ne connaît pas l'orthographe d'un mot, mais alors pas du tout, on ne peut pas le trouver, donc pas connaître son orthographe. Oh, ça n'arrive pas qu'aux autres. Combien de fois ai-je pataugé avec les « ph » et les « f », les « o », les « au » et les « eau », les « i » et les « y », et je ne parle pas de tous les « s ». N'y aurait-il pas comme un cercle, disons, « semi-vicieux » ? Profitons-en : analphabète est-il vraiment synonyme d'illettré ?

Denis Guedj

Denis Guedj, né en 1940 à Sétif, et mort à Paris le 24 avril 2010, est un écrivain et mathématicien français. Enseignant à l'Université de Paris VIII, il était également comédien et scénariste.